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Le Mall de vivre

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Exilé aux Etats-Unis, l’Autrichien Victor Gruen (né Viktor Grüenbaum) a construit le premier shopping mall du monde en 1954. Il voulait que ces grands ensembles intègrent des infrastructures dédiées à la culture et au civisme. Aujourd’hui, il renie sa création. Récit d’un succès tragique.

En 1938, après l’Anschluss de l’Autriche par l’Allemagne nazie, un juif viennois nommé Victor Gruen (1903-1980) fuit sa ville pour gagner le nouveau monde. Arrivé à New York sans savoir parler anglais, il n’a qu’ « un diplôme d’architecte et huit dollars » en poche. Difficile de croire que cet homme démuni sera bientôt appelé « l’architecte du rêve américain » par l’historien Jeffrey Hardwick.

Seulement cinq ans plus tard, l’agence de Gruen et de sa femme Elsie Krummeck, dont les façades en verre de la Fifth Avenue à New York avaient fait sensation, est chargé de concevoir un « petit centre commercial de voisinage ». Au final, leur proposition sort nettement du cadre de l’appel d’offres et donne lieu à une nouvelle dimension du shopping.

Lassé par les longues distances à parcourir en voiture entre les petits commerces suburbains, Gruen, s’est souvenu d’une unité de base qu’il connaissait si bien à Vienne : la place centrale traditionnelle des villes européennes. Autour d’un centre vert, il aménage un grand nombre de magasins, une bibliothèque, une école maternelle, un théâtre et même un petit zoo – voilà le premièr mall, le « Northland Center », réalisé en 1954 à Detroit dans le Michigan pour 30 millions de dollars. Deux ans plus tard, le « Southdale Center » près de Minneapolis construit sur ce modèle, est le premier centre commercial fermé et climatisé.

Les centres commerciaux que Gruen voyait comme « points de cristallisation de la vie municipale » devaient remplir deux critères : contribuer à séparer l’Homme et sa voiture et abriter à la fois des lieux de consommation et des installations à caractère social. Un mall selon Gruen, c’était tout d’abord un lieu de rencontre – et non pas un temple de la consommation.

Mais la désillusion est brutale, à tel point que dans un discours en 1978, Gruen niait être à l’origine de ces grands ensembles. À ce moment, la fonction sociale du shopping mall avait déjà cédé face à l’appât du gain. Gruen traite sa propre invention de « machine à sous » et refuse d’honorer sa ville natale en ne répondant pas à l’appel d’offres de la « Shopping City Süd » de Vienne, encore aujourd’hui l’un des plus grands centres commerciaux d’Europe.

En 1968, Gruen, désenchanté, tourne le dos aux Etats-Unis et reste jusqu’à la fin de sa vie à Vienne un architecte célèbre. Pourtant, malgré sa brillante carrière, il a dû vivre avec un regret éternel : avec la réimportation de ses malls en Europe, il a participé à un phénomène qu’il n’a jamais souhaité : l’américanisation du Vieux Continent. Comme l’écrit le New Yorker :

« Gruen a inventé le shopping mall pour modeler l’Amérique à l’exemple de Vienne. Au lieu de ça, Vienne est devenue de plus en plus comme l’Amérique. »

Véritable pied de nez à l’histoire, la piste principale dégagée pour sauver ces mastodontes architecturaux, aujourd’hui laissés à l’abandon, est d’introduire de l’art et du divertissement pour attirer les consommateurs.


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